« Of course I dress well, I didn't spend all that time in the closet for nothing », Maxwell Barrett.

Je suis Hippolyte, ou bien Icarus. L’écart tient de peu. Vierge effarouché, rêveur fou, je me confonds. Je cours au travers des branches, parcourant une toile infinie et obscure. Seul, souvent seul, la main est glaive, la surface plane et éclairée, un bouclier. Je me crois si haut, et hautain, je deviens. Un garçon à la superbe, le front fier ; toujours je monte sur mes grands chevaux. A la tête d’un char indomptable, et dompté de mes poings hargneux, je ne crains ni mon père aveuglé, ni le monstre ruisselant. Les images s’animent, et les mots s’alignent, dans un flot perpétuel et infernal. Et, niché au creux de l’obscurité ambiante, bercé par cet air renfermé et tiédi, je contemple une part du monde. Honnête et crue, mais aussi, irréelle. Similaire aux femmes d’une autre contrée, bien plus chaude et soûlante, dont les doigts se tordent, se courbent, s’élancent en une espèce de grace sauvage. A notre vue, elles se donnent pour mieux fuir ; se parer d’un costume gonflé ici, et mince là. C’est être le temps d’un instant un peu soi, et autrui.

Je veux et je ne veux pas. Ecartelé entre deux pôles, deux tensions contraires, tantôt je me languis, tantôt je dénie. Je trouve un compromis dans l’imaginaire, et plus trivialement, au pays des fantasmes. Je prête une certaine apparence aux choses, d’après quelques sources diverses. Images, sons, mots. Je vis un rêve éveillé, et je m’y noie davantage jour après nuit. La torpeur enlise mes membres, et je ne songe plus à guetter la surface miroitante. Je contemple, indifférent, la ligne d’horizon ; cet espace conforme et social. Et quand, plongé de force, je retiens mon souffle. Mes émotions stagnent, et flottent un peu. Un linceul blanc étendu au visage, et les bras ballants, j’attends de retrouver l’abysse secrète et satisfaisante de mon existence.


Le souvenir d’une chaleur immonde hante les nuits, et les petits matins solitaires. J’ai oublié la couleur du feu, changeante et sauvage ; en bas un orangé cuivré, et vers les cieux assombris, le noir le plus obscur et menaçant. Père s’est brûlé les yeux. La flamme d’une bougie anodine s’est faite incendie dévastateur. Mon dos en porte aujourd’hui les vestiges : brûlures, puis larges cicatrices. Elles ressemblent à des espèces d’ailes, sans l’angélisme. Je soutiens mon père depuis ce jour d’oxyde. Encore majestueux, et brave, il marche dans l’obscurité sans sourciller. Ensemble, nous sommes heureux. Heureux malgré tout.

Parfois, quand je suis immergé, je me prends pour un personnage. Au lycée, dans ces salles de cours informes et moroses, je deviens un personnage de manga. Les cheveux tombant sur mes yeux, une posture nonchalante… J’entends à peine le professeur. Assis au fond de la pièce, je ne bouge presque pas ; seuls les pieds de ma chaise, en bascule, témoignent d’un signe vital. Mes yeux s’attardent sur le décor, et mes pensées s’enchaînent, encore et encore. Ironiquement, « déconnecté ».


Si, tard après les cours, le mardi et le vendredi soirs, je vais au club de danse, c’est pour Endô Rei. Je ne suis pas si mauvais, et j’apprécie le hip hop. Mais j’aime encore plus un Rei en sueur, les bras tendus, dénudés. Je reste souvent à le contempler, légèrement hébété ; il manque la bave au coin des lèvres entrouvertes et avides, et j’offre un joli tableau. Le professeur me sermonne de temps en temps, lorsqu’il s’aperçoit que je n’ai pas débuté la chorégraphie avec les autres. Subtilité et finesse, bonjour.

Père a un surnom, c’est Pygmalion. Mère a embrassé la nuit alors que je souriais au jour. Une morte en couches, de nos jours, c’est plutôt rare. Père ne s’est jamais remis de la perte d’une femme « tendre et aimable ». Je crois que je lui ressemble, car souvent dans son regard, quand il me dévisage, je perçois une once de tristesse. Son bleu brille, et se ternit. Il a désiré une Galatée, sous la forme d’une androïde. Mais vainement ; l’idée lui est venue, l’a tourmenté, et puis nous l’avons chassée. « Chérissons la mémoire d’une femme vivante et intrépide », a-t-il dit.


Que d’heures passées à entendre des cris et des gémissements. Un fonds sonore, à présent. Parfois, je reste attentif aux grognements de l’homme, mais c’est tout. Je vois ces corps unis qui défilent à mes yeux indifférents ; la sueur perlant à leurs membres tendus, et même, un sein pointu, frémissant. Je peux ainsi dire à une amie performant ces scènes : « Tiens, Stella, tu n’étais pas trop en forme avant-hier ? ». Et nous papotons. J’apprécie ces gens, et j’en oublie presque leur nature. Ce travail est officieux, car je suis mineur ; mais je connais le producteur, un vieil ami de Père. Il est très connu dans le milieu du porno, parait-il. « Usagi Sensei ». Tellement populaire et important qu’il ne se gêne pas pour employer des androïdes illégaux dans certains films. Notre équipe se charge de ces tournages ; il s’agit d’outdated, ou de runaway. Je les fréquente également, et je suppose, que d’une certaine manière, ça me rend hors-la-loi.