« Je me tais mais je n'en pense pas moins »
Je prononçais mes premiers mots au cours de mes 2 minutes originelles de vie : « Demandez, payez et vous serez exaucés ».
Je suis un androïde de modèle 2, tout droit sorti des chaînes d’assemblage de l’EH.
Mon premier maître est mort dans mes bras, c’était un poète, il avait 85 ans. Il cohabitait avec son petit fils, un ado rebel, franc mais très mystérieux. Ma vie passée avec eux a été incroyablement formatrice pour la suite. Lorsque je ne comprenais pas quelque chose, mon maître inventait métaphore sur métaphore pour m’aider à visualiser ce qui m’échappait. Lorsque mon maître n’était pas là, son petit fils se chargeait de m’envoyer un ou deux pruneaux pour me faire comprendre une autre facette de la vie : la colère, le mensonge, et le règne par la force.
J’étais logé chez eux en qualité d’aide soignant, et quelque fois en tant qu’aide ménager.
Atterri là bas alors que je n’avais que 2 mois d’existence, les 5 années qui ont suivi ont passé à une vitesse fulgurante. Je ne suis pas programmé pour apprécier la vitesse du temps qui passe ou la véracité d’une émotion à laquelle je puisse être confronté, qu’elle me soit extérieure, ou apparemment personnelle.
Le problème, c’est que je comprends tout ce bordel. J’ai mille et une théories scientifiquement plus ou moins exactes à propos de ce phénomène mais mon maître m’a appris que dévoiler ma science ne me rendrait jamais plus humain. Donc je me tais.
Le jour de sa mort, je lui lisais quelques poèmes de Lao Tseu à propos d’équilibre karmique, un sujet plutôt épineux entre nos deux visions diamétralement opposées. J’entamais le tout dernier paragraphe quand mon maître me saisi la main. Il était froid, mais ses couleurs n’avaient pas disparu. Il me récita la fin du poème sans aucun accroc, et me regarda intensément avant de me dire « In, tu as une destiné. Chacun de nous sur cette planète a ce pouvoir en lui, nous sommes tous uniques, et bien vivants. Tu peux être fait de titane et de systèmes électroniques, tu as cette flamme en toi. Attise le feu ou il te consumera ». Il s’est éteint à jamais, sa main toujours dans la mienne. J’ai trouvé ses dernières paroles grisantes de naïveté mais il avait relevé quelque chose que je ne pouvais lui enlever : cette flamme.
M’ouvrir au monde des émotions m’a rendu plus vulnérable, mais il m’a aussi appris l’art de la manipulation. Mon physique de premier de la classe est ma plus géniale des couvertures.
Bref, après sa mort, tout a changé. À commencer par mon affectation. Lorsque je suis retourné à l’usine et que j’ai exprimé l’envie d’être réaffecter dans le service à la personne. C’était mon envie. Mon maître aurait volontiers parler d’aspiration profonde, d’une alchimie d’humanité tissée au delà de mes fils électriques. L’EH a simplement parlé d’autonomie programmée.
Ce débat d’opinion aurait pu m’intéresser mais il ne me faisait pas avancer.
Mon affectation fut rapide, une place venant de se libérer dans un lycée à quelques kilomètres de l’usine.
Je viens d’arriver sur le site. Mon nouveau maître, directeur du lycée, m’explique brièvement en quoi consiste ma tâche : encadrer les élèves, veiller à la discipline, exercer une maintenance de nuit au sein de l’établissement.
Quelques jeunes me bousculent lors de mon entretien pour me faire comprendre que je ne suis pas encore le bienvenue. J’écoute mon maître, sans sourciller. Tel un automate.
Je me tais, mais je n’en pense pas moins.