« Un pied après l'autre et tu respires. »

Sukie elle danse, elle avance un pied, pointes, elle recule, elle s'envole. Elle inspire, elle expire, elle expulse. Sukie elle se regarde dans le reflet, analysant ses mouvements et elle oublie tout le reste, plus rien d'autre n'existe pour elle. Oui elle est seule, seule avec son reflet, son ventre plat, ses bras fins, ses joues creuses. Sukie, ça fait une semaine qu'elle ne mange plus, une semaine qu'elle se laisse faner comme une fleur restée trop longtemps au soleil. Et comme une fleur elle attend, Sukie, elle attend qu'une main vienne la voir, l'arroser, la chouchouter, la soigner, la rendre belle. Elle attend Sukie, mais elle n'y arrive plus, elle s'effondre. Il est quinze heures. Elle cligne des yeux. C'est la nuit. La lumière de la lune entre par la fenêtre. Elle se demande combien de temps elle a dormi. Elle est épuisée Sukie, elle n'arrive même pas à tendre le bras, à se relever. Et pourtant elle se redresse. Ou plutôt on l'aide à se redresser. Une silhouette derrière elle, qui la tient par les bras. Elle n'arrive même pas à sourire Sukie, et pourtant elle est heureuse. Oh comme elle est heureuse d'être là, avec lui. Elle ferme les yeux. Et puis elle est secouée, portée, une voix paniquée retentit à ses oreilles. Elle aimerait lever les bras Sukie, les passer autour de ce cou tant aimé, mais elle n'y arrive pas, elle n'a plus la force. Telle une poupée de chiffon, elle se laisse bercer par ces muscles réconfortants. Sa tête vient d'elle-même se loger contre une épaule, tandis que son corps tout entier se retrouve en l'air, balloté pendant qu'ils ressortent. Et c'est à ce moment-là qu'elle parle, Sukie. Un mot. La personne s'arrête. La regarde, sans avoir entendu. Alors elle reprend. Papa...
Sukie n'avait que dix-sept ans, dix-sept ans et son corps brisé reposait sur un lit d'hôpital. Troubles de l'alimentation, disaient les médecins. Stress trop intense. Dix-sept ans et elle travaillait avec acharnement. Ses parents l'aimaient, elle le savait, et pourtant ils n'avaient jamais cessé de lui mettre la pression. Les cours avant tout, le reste plus tard. Alors Sukie, elle avait décidé de faire passer ses cours avant. Avant absolument tout. Prenant de moins en moins de temps à manger ou à ses loisirs, elle passait son temps le nez plongé dans les manuels scolaires. Et ses parents ils étaient fiers, oui, fiers d'elle, de ses bonnes notes, des commentaires des professeurs. Si fiers qu'ils ne s'occupaient plus beaucoup de leur grande fille, se concentrant sur leurs autres enfants, les plus jeunes, ceux qui avaient encore besoin d'être dressés. Alors elle avait arrêté de s'alimenter, Sukie, complétement cette fois. Elle voulait être l'enfant parfaite, modèle, pour que ses géniteurs l'admirent et la félicitent. Elle s'est détruite pour leur faire plaisir. Et il lui a fallu un an pour perdre ses mauvaises habitudes, pour réapprendre à manger, à vivre. Et elle avait changé, Sukie. Elle s'était endurcie. Une volonté de fer, une main de velours dans un gant de fer. Menton redressé, léger sourire, elle n'hésitait plus à faire entendre sa voix, s'exprimant quand il le fallait et imposant le silence d'un simple mouvement de la main. Intransigeante.
Etudes de droit. Cinq longues années à travailler en ne se laissant guère plus que le temps de respirer, cinq longues années à rester cloîtrer presque tout le temps dans sa petite chambre étudiante, cinq longues années pendant lesquelles elle a muri, grandi, expérimenté, elle a connu l'amour, s'est même mise en couple avant de découvrir, écœuré, que ce garçon si gentil était en réalité un ignoble androïde. Cinq longues années pendant lesquelles elle s'est préparée. Et la voilà qui passe son concours, pour devenir procureure. Et puis elle reçoit finalement les résultats. Quelques semaines plus tard, elle entra à l'école de la magistrature.
Deux plus tard, la voilà devant le cabinet. Léger sourire aux lèvres. Elle entre dans le hall, se poste devant la porte, lève la main et la pose sur la poignet. Un pied après l'autre et tu respires.
Et elle rêve Sukie, oui elle rêve, elle rêve d'une nouvelle vie, une vie sans robots, une vie entre humains.