« Cela fait longtemps que Jin Hee n’est pas passé à la maison. Comment se passent les choses entre toi et elle ? Tu devrais l’appeler. »

La question tombe à la table du petit-déjeuner. Madame Seo la pose comme si de rien n’était, croquant négligemment dans l’une de ses tartines beurrées. Mais l’interrogation n’est pas aussi anodine qu’il y paraît. La mère d’Il Woo apprécie Jin Hee. Elle la trouve gentille, polie, bien élevée. Elle répète à l’envi qu’il vaut mieux que le jeune homme passe du temps avec cette brave petite plutôt qu’avec l’autre, la sorcière, la meurtrière. Candide et innocent, l’androïde ne voit pas bien à qui de telles paroles font allusion. Toutefois, il suit le conseil qu’on lui donne sans poser davantage de questions. Sa main se referme machinalement le téléphone portable qui se trouve dans la poche de son pantalon. Quelques secondes plus tard, un message est envoyé à Jin Hee. Le texte rédigé est bref et simple ; un sincère « Je t’aime » le ponctue. Dans les souvenirs numérisés dans la mémoire de l’automate, il y a des balades au clair de lune, des mains tenues jusqu’aux premières lueurs de l’aube et des baisers échangés sous le soleil levant. Chacune des images que le robot passe en revue est empreinte de douceur et de tendresse. On y voit un petit-ami qui, certes, ne déborde ni de fougue, ni de passion, mais qui sait se montrer patient et attentionné. C’est sous ces traits que l’androïde se présente à Jin Hee. Ce jour-là, il arbore une chemise sobre, d’un bleu très clair. La courbure de ses lèvres pleines laisse deviner un sourire amoureux.

« Tu es vraiment très jolie aujourd’hui. »

En même temps qu’il prononce ces mots, Il Woo se penche et dépose un baiser sur le front lisse de la jeune femme. Du bout des doigts, il retrace le contour de sa joue, puis remet en place les quelques mèches qui se sont échappées de sa queue de cheval. Ses gestes s’enchaînent sans qu’au moindre moment, transparaisse une once d’hésitation. Il agit instinctivement ou, tout du moins, mécaniquement.

« Je me souviens de cette robe. Tu la portais, le jour où l’on s’est embrassé pour la première fois. »

C’est devenu une habitude – se référer au passé pour faire croire qu’il a toujours été là, que rien n’a changé, que le garçon qu’ils ont connus autrefois est celui qui se tient devant eux aujourd’hui. La plupart du temps, l’androïde arrive à faire illusion. Mais avec Jin Hee, le charme semble moins bien opérer. D’une manière ou d’une autre, face à elle, Il Woo se sent comme démasqué, bien qu’il ne sache pas vraiment ce qu’il est censé cacher. Son processeur ne dispose pas suffisamment de données.

« Est-ce que tout va bien ? Tu as l’air troublée… »

Dans un premier temps, Il Woo se contente de hocher la tête et de prendre la main de Jin Hee dans la sienne. A les voir ainsi, on pourrait les confondre avec un couple ordinaire. Mais le fossé qui les sépare, fait de doutes et de non-dits, les distingue du commun des mortels. L'impression de normalité qui se dégage d'eux n'est qu'une illusion. Il Woo ne s'en émeut pourtant pas. Il n'est qu'un androïde ; rien n'est censé pouvoir le troubler. Imperturbable et souriant, il poursuit simplement la conversation.

《 Il y a beaucoup de choses à faire, mais comme je n'ai pas besoin de dormir, je peux facilement gagner du temps. Et dans le pire des cas, je peux toujours travailler en étant branché sur secteur. 》
 
Le robot évoque ces détails techniques sur le ton que d'autres emploient pour parler de la pluie et du beau-temps.  Tout cela constitue son lot quotidien. Et pourtant, pour certaines personnes, de telles choses ne vont pas de soi. Beaucoup de personnes s'étonnent d'entendre parler de batteries à recharger, de système d'exploitation à mettre à jour, de disques durs à défragmenter. Ces termes les renvoient trop à l'artificialité de leur interlocuteur, à sa fondamentale étrangeté. Sachant qu'il vaut mieux éviter d'aborder ces sujets, l'automate s'interrompt, puis reporte toute son attention sur Jin Hee :

《 Parle-moi plutôt de ton travail à toi. Tout se passe bien au café ? Ce n'est pas trop fatigant ? Tu y as rencontrais des personnes intéressantes ? 》

De ce que l'androïde a pu lire des journaux intimes de Il Woo, les deux jeunes gens ont coutume d'avoir ce genre d'échange. Les choses qu'ils se racontent sont souvent banales, mais toujours dites avec affection. Il Woo et Jin Hee, ils n'ont pas vraiment besoin de mots pour se comprendre. Ils n'élaborent de longues et belles phrases, ni de grandes déclarations. Entre eux, tout passe par de petits gestes - c'est tantôt un regard, tantôt une caresse. Ils sont comme cela, Il Woo et Jin Hee. Simples et sobres. Ils n'en font jamais trop, même si parfois, ils se risquent à des pointes d'humour, à des plaisanteries à travers lesquelles ils osent exprimer un peu plus fort leurs sentiments. Se pliant à cette coutume, le robot feint d'être jaloux afin de taquiner Jin Hee : 

《 Enfin, j'espère que tu n'as rencontré personne de plus intéressant que moi. Sinon, je me sentirais menacé...》

« Et après… voilà ce que j’ai fait. »

Il Woo conclut sa phrase en capturant les lèvres roses de Jin Hee dans un bref baiser. Le contact est furtif, presque timide. Il reproduit exactement le moment auquel la jeune femme fait allusion. La scène est inscrite dans la mémoire de l’androïde : c’est une belle matinée d’avril. L’air est frais, mais le soleil brille. Les cerisiers sont en fleurs. Chaque brise qui souffle soulève un nouveau tourbillon de pétales. Les deux jeunes gens ne sont pas venus seuls. Quelques-uns de leurs amis communs les accompagnent. Mais ils demeurent à l’écart du groupe. Leurs doigts se frôlent, frissonnent, s’entrelacent. Il Woo finit par se déclarer. Le robot ne sait pas ce qui l’a poussé à se jeter à l’eau. Pourquoi ? Pourquoi a-t-il choisi ce jour-là, et non pas un autre ? Pourquoi Jin Hee, et non pas une autre ? Peut-être n’y-t-il pas de raison précise à cela. C’est parfois curieux, un être humain. Cela fait des choses qui ne s’expliquent pas toujours. Cela pleure, cela rit. Cela a des sentiments qui vont et viennent sans que l’on puisse en prédire le cours. L’homme n’est pas un mécanisme complexe qu’il suffirait de démonter, rouage par rouage, pour en comprendre le fonctionnement. Il y a chez lui quelque chose d’insondable et mystérieux. Mais l’automate n’a pas été assemblé pur en percer le secret. Aujourd’hui, il doit juste remplir son rôle de parfait petit-ami.

« Tu sais, Jin Hee… Depuis ce jour, rien n’a réellement changé. C’est pour cela que l’on m’a créé. Pour que tout soit comme avant. »

Dans le parc d'attractions, le temps semble s’être figé. Au loin, on distingue la musique des manèges et les cris des enfants. Mais c’est toujours la même rengaine – une ariette oubliée, un vieil air du passé. Une comptine que l’on fredonne pour pleurer sa jeunesse fanée et son insouciance disparue. La voix d’Il Woo se mêle à cette complainte. Non, rien n’a changé. Et rien ne changera. Les mois et les années auront beau se succéder. Les traits de son visage resteront les mêmes, gravés dans le silicone comme dans le marbre. Tandis que les humains qui l’entourent grandiront et vieilliront, lui sera toujours ce garçon d’une vingtaine d’années que l’on a tant aimé et dont ses proches peinent tant à se séparer. Il n’évoluera pas, ne fera jamais ses propres expériences, ne connaîtra jamais rien de nouveau. Car sa seule raison d’être est de perpétuer la mémoire du Il Woo qui a été et ne sera plus jamais.

« Mais peut-être… peut-être est-ce justement là le problème. Peut-être est-ce même la raison pour laquelle ce garçon que tu as rencontré au café t’intrigue. En le regardant, tu peux te demander comment les choses seraient s’il agissait autrement, si son comportement devenait différent. Moi… Moi, je serai toujours égal à moi-même. Toujours pareil. Les jours que tu passeras à mes côtés se suivront et se ressembleront… Je ne sais pas si c’est réellement ce que tu veux. »

Le regard d’Il Woo se perd dans le vide, alors qu’il répète à mi-voix ces quelques mots :

« Je ne sais pas… »

Il Woo n'est pas certain  de saisir tout le sens des encouragements que lui adresse Jin Hee. Les mots "sensations" et "sentiments" le déroutent tout particulièrement ; il n'arrive pas bien à les définir. Mais la douceur du ton qu'emploie la jeune femme et la ferveur du baiser qu'elle dépose sur ses lèvres anesthésient les doutes et hésitations qui l'accablent. N'ajoutant pas un mot de plus, l'automate hoche alors docilement la tête et suit sa petite-amie quand celle-ci se remet à marcher. Pendant de longues minutes, ils se baladent ainsi, en silence et main dans la main. Dans les allées du parc, ils croisent le chemin d'autres couples, se retrouvent soudain au milieu de familles entières, observent de loin des hordes d'enfants qui chahutent. Le jour tire à sa fin. Toute la ville semble être de sortie, comme pour profiter des dernières du lueur du jour. Deux personnes âgées sont assises sur un banc - un homme et une femme, blottis l'un contre l'autre. Si Il Woo n'avait pas été fauché dans la fleur dans l'âge, lui et Jin Hee auraient pu espérer connaître le même sort. Oui, c'eût été possible. Mais pas certain. Car les relations humaines sont si fragiles et évanescentes. Rien ne garantit qu'elles soient toutes vouées à perdurer.

《 Jin Hee... Pourquoi... Pourquoi est-ce que tu as aimé Il Woo ? 》 

L'automate pose la question comme si de rien n'était, sans s'arrêter de marcher. Il tente de cacher sa curiosité. Mais en utilisant la troisième personne et en parlant au passé, il oublie de jouer le rôle qui lui a été assigné, trahissant ainsi que l'interrogation le préoccupe plus qu'il ne veut bien l'entendre. Se rendant de son erreur, il se reprend et ajoute avec malice :

《 Je veux dire : pourquoi est-ce que tu m'aimes ? Après tout... Mademoiselle est si jolie. Elle doit avoir eu plein de prétendants. Qu'est-ce qui peut l'avoir poussée à s'intéresser à quelqu'un de si commun ? 》

Malgré son ton léger et badin, le robot achève, les sourcils froncés sous le coup de la réflexion :

《 Pourquoi lui ? Pourquoi moi ? 》

« Même si, finalement… je ne suis pas réellement lui…? »

Ces quelques mots sont seulement chuchotés, presque balbutiés. Jin Hee ne les entend peut-être pas. Il Woo les prononce pour lui-même. Il n’attend pas de réponse en retour. L’espace de quelques volatiles secondes, son regard demeure rivé sur le sol. Le temps s’étire et se dilate. Puis, soudain, l’automate se redresse et revient à la réalité. Dans ce brusque ressaisissement, il y a comme un mouvement de recul, comme un refus de se risquer plus avant. Ne donnant pas suite à cette conversation qui devient beaucoup trop complexe, l’automate passe un bras autour de la jeune femme assise à ses côtés. Avec douceur, il attire cette dernière contre lui. La peau de Jin Hee est blanche et tiède. Un parfum fruité en émane. La fragrance rappelle l’été, le ciel bleu sous lequel on paresse au mois de juillet. Alors que les poitrines des deux jeunes gens sont pressées l’une contre l’autre, un battement de cœur retentit. Son écho fait palpiter les veines de Jin Hee et se réverbère dans la cage thoracique de l’androïde. Celle-ci est a beau être vide ; ses parois souples et plastiques n’en tremblent pas moins.

« J’aime passer du temps avec toi. Quand tu es comme cela, tout contre moi… c’est comme si l’on ne faisait plus qu’un. Alors, moi aussi, je deviens un peu humain. »

Mains effleurées, baisers volés, étreintes furtives… Il Woo aime tous ces contacts qui permettent aux êtres de se rapprocher et de se dévoiler. Ces gestes simples le subjuguent. Il suffit d’esquisser l’un d’entre eux pour dire ce que mille mots ne sauraient exprimer. Il n’y a lors plus de barrière qui tienne, plus de distance possible. Toutes les distinctions perdent leur sens : homme ou femme, jour ou nuit, chair ou fer – quelle importance ? Ces notions que l’on oppose sans cesse ne sont rien que des abstractions. Elles ne résistent pas à l’épreuve de la réalité. Elles ne font pas le poids entre ces bras qui nous enlacent, contre ce corps qui nous protège du reste du monde. Il Woo prend une profonde inspiration. Son pouce retrace la ligne que décrit la jugulaire de Jin Hee. Du bout des doigts, l’automate découvre le pouls de la jeune femme.

« Peut-être qu’à force d’être à tes côtés, si proche de toi, j’apprendrai ce que cela fait – avoir le cœur qui s’emballe, prendre une grande bouffée d’air, sentir la lumière du soleil sur sa peau… »

Le regard d’Il Woo se perd dans celui de Jin Hee. Ses pupilles noisette brillent avec intensité. A tout instant, on peut y lire une foule d’émotions chatoyantes. Tantôt, de la joie y pétille ; tantôt, un éclair de tristesse les traverse. Distraitement, l’androïde se demande s’il pourra un jour, lui aussi, parler avec ses yeux.

« Je t’aime. » Trois mots, sept lettres. C’est bref, c’est simple, un « Je t’aime. » Et pourtant, les humains éprouvent d’infinies difficultés à prononcer cette courte phrase. Ils ne veulent pas la dire à la légère. Pour leur arracher cet aveu, il faut du temps, mais aussi et surtout quelqu’un qui compte. Il Woo le sait. C’est pourquoi il ne peut réprimer un sourire quand Jin Hee se penche pour chuchoter ce précieux secret à son oreille : « Je t’aime. » Son étreinte se resserre une dernière fois. Puis il se relève, tendant galamment sa main à la jeune femme pour qu’elle puisse se mettre debout à son tour. Alors qu’ils reprennent leur balade dans les allées du parc, l’androïde veille à régler son pas au rythme de celui de Jin Hee. Être fait de boulons et d’acier, il ne sait pas réellement ce qu’est l’amour. Les émotions, il n’en a qu’une compréhension numérique et informatisée. Il ne s’agit pour lui que d’un ensemble de données abstraites et théoriques. Mais en partageant ainsi les sentiments de la demoiselle, en prenant part à ses joies et à ses peines, c’est un peu comme si tout ceci devenait un peu aussi à lui.

« Qu’est-ce que tu veux faire maintenant ? Est-ce que tu veux faire un tour sur la grande roue ? Ou bien… essayer les montagnes russes ? Avant, tu aimais bien ces attractions. Avant, tu… »

Il s’interrompt quand il s’aperçoit qu’il parle à nouveau du passé. Pour une fois, il aimerait pouvoir y échapper. La joie de vivre de Jin Hee et sa façon de toujours jouir de l’instant présent sont contagieuses. Il Woo a envie de l’imiter. Il cesse de fouiller les tréfonds de sa mémoire et reporte son attention sur l’ici et le maintenant. Ses sourcils se froncent sous le coup de la réflexion. L’improvisation, la quête de l’inédit et du nouveau ne font pas parti des talents de l’androïde. Il n’a pas été conçu pour avoir ses propres idées. Ses circuits électroniques ont beau s’échauffer ; sur le moment, ils n’allument en lui aucun éclair de génie. L’automate ne se décourage pas pour autant Il lance d’un air décidé :

« Faisons quelque chose que l’on n’a jamais fait avant. »

Crispés par l’effort, les traits du visage d’Il Woo se détendent et se parent d’une expression plus douce quand le regard de la jeune femme croise le sien. Il prend ses mains entre les siennes et les couvrent de quelques légers baisers. D’une voix plus tendre et plus lente, comme s’il faisait une déclaration solennelle, il reprend la parole :

« Créons des souvenirs qui ne seraient qu’à nous. »